Une directrice et une éducatrice s’affronteront le 8 novembre devant les prud’hommes. L’enjeu: le port du voile islamique dans une association financée par des fonds publics.
La peinture est fraîche. Des F2 et des F3 flambant neufs attendent de futurs locataires. Les blocs ont été cassés, des barres détruites. Les nouvelles travées ont ouvert quelques perspectives. Les peintres déplacent mois après mois les échafaudages. Depuis plus de quinze ans, Chanteloup-les-Vignes (Yvelines) tente de se refaire une beauté à coup de rénovations urbaines.
Depuis La Haine, film choc des années 1990 sur la banlieue, tourné par le réalisateur Mathieu Kassovitz, Chanteloup tente, aussi, de se faire oublier. Pourtant, lundi 8 novembre, Chanteloup la discrète va revenir sur le devant de la scène par une porte dérobée, celle du conseil des prud’hommes de Mantes-la- Jolie. Fatima Afif, éducatrice à la crèche Baby Loup, affirme, en effet, avoir été victime d’un licenciement abusif en 2008 après deux congés parentaux successifs. Son employeur argue la faute grave. A la clef: 80.000 euros d’indemnités et… un débat de société dont Chanteloup-les-Vignes aurait bien fait l’économie.
Aujourd’hui, les rancœurs éclatent
Lorsqu’elle a repris son emploi, après deux maternités et six ans d’interruption, Fatima Afif a expliqué qu’elle viendrait désormais travailler voilée. Face au refus de l’association, soucieuse de préserver au sein de l’établissement une totale neutralité religieuse, la jeune femme a proposé une transaction. Son départ contre… 12.000 euros. Puis elle s’est tournée une première fois vers les prud’hommes. Le conseil lui avait alors suggéré de s’en remettre à la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (Halde). En mars 2010, dans un avis d’une vingtaine de pages, celle-ci donne raison à Fatima Afif, considérant que le règlement d’une association ne peut être supérieur à la liberté religieuse.
Mais Natalia Baleato, qui dirige Baby Loup, ne veut pas céder. Une question de principe. A Chanteloup, l’affaire gangrène le quartier à bas bruit depuis deux ans. Aujourd’hui, les rancoeurs éclatent. "Je trouve ce qui se passe à Baby Loup totalement assassin", vitupère Mounir Satouri, qui dirige Grains de soleil, le centre social. "Cette affaire alimente les thèses islamophobes de certains médias. Or, Chanteloup n’est pas un repère d’islamistes." Sur le fond, le conseiller régional (Verts) des Mureaux - sa deuxième casquette -, donne raison à la crèche. "La Halde nous a poignardés dans le dos, reconnaît-il. Nous sommes des associations au service du public, vivant sur fonds publics, nous avons droit à la neutralité religieuse."
Chanteloup, une des cent villes les plus pauvres de France
Pour prouver sa bonne foi, il rappelle qu’il a fait adopter une charte de la laïcité. Et renchérit: "Avec d’autres associations de la ville, nous avons d’ailleurs demandé à la nouvelle présidente de la Halde de rouvrir le dossier. J’ai l’intention de saisir le député de notre circonscription pour qu’il porte cette question au Parlement." Mais la méthode de Natalia Baleato lui déplaît. Les menaces de mort dont elle aurait été victime? Il n’en a pas eu connaissance. Les pressions communautaires à répétition? Pas plus qu’ailleurs. Les femmes voilées qui tentent de prendre le pouvoir au sein de Baby Loup? Des copines de Fatima Afif, une douzaine, qui ne représentent qu’elles-mêmes. "Je ne dis pas qu’il n’y a pas de problèmes à Chanteloup", poursuit Mounir Satouri.
Ne pas se fier aux femmes en noir qui marchent tête baissée dans les rues de la cité, ni à la concentration d’hommes portant la tenue traditionnelle des salafistes, adeptes d’une pratique particulièrement rigoriste. Il n’y aurait qu’une petite dizaine de niqab dans le quartier et six burqas à l’afghane… La personnalité de Natalia Baleato devient de plus en plus gênante. Cette sage-femme de formation, réfugiée politique chilienne, mène son établissement d’une main de fer depuis vingt ans. La structure, unique en France, accueille 200 enfants par an 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, et forme les femmes du quartier. Depuis des années, elle reçoit prix et récompenses pour son action. Elisabeth Badinter, marraine de la crèche depuis deux ans, a mobilisé son propre réseau pour soutenir sa protégée. Richard Malka, l’un des avocats "les plus influents de la capitale", défenseur de Charlie Hebdo dans l’affaire de la publication des caricatures de Mahomet, s’est saisi du dossier prud’homal.
Le député-maire (PS) d’Evry, Manuel Valls, contacté par Elisabeth Badinter, est venu visiter Baby Loup et a posé cette semaine une question à l’Assemblée nationale. "Chanteloup se classe parmi les cent villes les plus pauvres de France", plaide Pierre Cardo, l’ancien maire, agacé par la "machine médiatique" et les "bien pensants". "Les élus de Chanteloup vivent ici, ils y scolarisent leurs enfants, ce sont eux qui représentent ici, au quotidien la République. L’Etat nous a abandonnés depuis longtemps, les subventions baissent. On ne peut pas reprocher à la municipalité de pactiser avec les islamistes pour acheter la paix sociale. C’est indigne!".
Au pied d’un immeuble, la propriétaire d’un improbable commerce, l’un des rares installé au coeur de la cité, est d’un autre avis. "A la mairie, ils sont trop faibles avec “eux” et avec les dealers", glisse-t-elle au bord des larmes. "Je suis musulmane mais je ne suis pas d’accord. Chez moi, les musulmans n’osent plus venir car je vends des produits haram [interdits par la religion, ndlr]. Plus personne n’ose passer le pas de ma porte, à part les chrétiens… Elle a raison, la crèche", avoue-t-elle en regardant avec tristesse son étal, quelques boîtes de conserves, des piles, des cartes téléphoniques, des bouteilles d’alcool.