La CIA est la cible d’une enquête d’une commission de la Chambre des représentants car elle a menti au Congrès. Le nouveau directeur de la centrale, nommé par Barack Obama, Leon Panetta, a révélé le 10 juillet dernier que pendant les huit années de l’administration Bush, la CIA a menti à maintes reprises à cette commission à qui la loi donne le droit de se tenir informée de toutes les activités du nid d’espions.
Selon Jan Schakowsky, la présidente de la commission de la Chambre qui a annoncé l’ouverture de l’enquête le 17 juillet, l’une des cibles des investigations sera Dick Cheney, l’ancien vice-président de George W. Bush. D’après le New York Times du 11 juillet, c’était sur ses « ordres directs » que la CIA a caché l’existence d’un programme d’assassinats de “terroristes”. Si l’enquête de la commission confirmait ce fait, a déclaré J. Schakowsky, Cheney serait alors coupable d’un « crime grave » et tomberait sous le couperet de la loi du « National Security Act » qui régit la CIA et les autres agences de renseignements nord-américaines.
Le nouveau directeur de la CIA n’était au courant de rien
Le directeur de la CIA, Panetta, a affirmé qu’il n’avait eu connaissance de l’existence de ce programme secret d’assassinats qu’à la fin juin 2009 et qu’il a aussitôt été annulé. Mais le grand journaliste d’investigation Seymour Hersh du magazine The New Yorker avait déjà révélé dès le mois de mars dernier l’existence de cette bande d’assassins agissant sur ordre de Cheney (Hersh a également écrit que la CIA s’est aussi beaucoup occupée d’« ennemis d’État » sur le sol américain mais le Congrès n’a pas encore fait part de sa volonté d’enquêter sur le sujet). La question qui se pose aujourd’hui est donc : que diable se passe-t-il à l’intérieur de la CIA pour que son nouveau directeur, un proche d’Obama, mette quatre mois à découvrir l’existence de ces tueurs alors que Hersh l’avait étalée sur la place publique ? C’est tout de même invraisemblable !
Panetta et la CIA prétendent aujourd’hui que l’escadron de la mort aux ordres de Dick Cheney n’a jamais été vraiment « opérationnel ». Mieux, que les tueurs n’ont pas dépassé le stade de la « formation ». Mais pour l’ancien chef de cabinet du général Colin Powell, lorsque ce dernier était le secrétaire d’État de George W. Bush, le colonel Lawrence Wilkerson, il s’agit d’un paravent.
Dans une interview avec la chaîne câblée MSNBC le 16 juillet, il a révélé que les assassinats étaient dans un premier temps commis par des militaires — ce que le secrétaire à la Défense de Bush, Donald Rumsfeld a confirmé à Powell — mais que le programme a été repris par la CIA après que Powell et Wilkerson en aient pris connaissance, selon les rapports de leurs ambassadeurs dans plusieurs pays. Et Wilkerson de livrer ce commentaire désabusé : « La CIA ment au Congrès tout le temps, c’est leur routine ».
1975, année phare des enquêtes sur la CIA
La dernière fois que le Congrès a enquêté de manière approfondie sur la CIA remonte à 1975. C’était par le biais du célèbre Church Committee, une commission extraordinaire du Sénat chargée des agences de renseignement et constituée par son président, feu le sénateur Frank Church, un élu démocrate de l’Idaho. Son enquête reposait en partie sur un long article du New York Times signé Seymour Hersh (déjà lui !) qui, pour la première fois, détaillait les méfaits de la CIA connus à Langley (le QG de la centrale) sous le sobriquet de « family jewels » (bijoux de famille).
Les quatorze rapports publiés par la commission Church — tous disponibles sur internet et dont la lecture s’avère croustillante — mettent à nu toute une série de coups tordus et d’actions illégales allant de la surveillance du courrier des citoyens opposés à la guerre au Vietnam jusqu’aux complots d’assassinats contre une belle brochette de leaders étrangers tels Patrice Lumumba ou Fidel Castro.
Mais les réformes et les restrictions concernant la CIA instaurées suite aux révélations de la commission Church, et sous la pression du Congrès, ont été tout simplement balayées ou contournées par la clique de Bush et Cheney après les attentats du 11 septembre 2001.
Jusqu’où ira l’enquête du Congrès ?
Aujourd’hui, beaucoup doutent qu’une nouvelle enquête du Congrès ira aussi loin que celle de la commission Church pour différentes raisons. Même si Jan Schakowsky est une démocrate progressiste (elle est active dans le caucus des Progressistes de la Chambre des Représentants qui compte 80 membres) élue de l’Etat de l’Illinois, féroce opposante à la guerre en Irak et à la réputation d’indépendance, tout le monde sait à Washington que le travail du Congrès est contrôlé par son propre staff, y compris le staff des commissions, et que la priorité des congressmen reste la collecte de fonds pour leurs prochaines campagnes électorales. Pour ne rien faciliter, l’équipe dont a hérité Schakowsky, qui ne préside la commission sur le renseignement que depuis six mois et qu’elle n’a pas encore remaniée, n’a pas jusqu’ici fait preuve de beaucoup de talent d’investigation ni de courage. Son équipe est de surcroît bien plus modeste que la commission du Sénat sur le renseignement.
De plus, le contexte à l’époque de la commission Church était bien plus favorable en raison d’un dégoût populaire pour la guerre au Vietnam et les multiples crimes commis lors du Watergate par le président Nixon, qui avait été obligé de démissionner en 1974, mais aussi grâce à l’élection de nombreux nouveaux sénateurs progressistes anti-Nixon.
Un électorat trop occupé avec la crise
Si les démocrates ont élargi leur majorité dans les deux chambres du Congrès lors des législatives de 2008, la plupart des nouveaux élus sont du centre-droit et ont conquis des sièges traditionnellement républicains grâce au raz-de-marée électoral suscité par Barack Obama. Or, les 435 membres de la Chambre sont tous obligés de se représenter en 2010… Résultat : même ces démocrates ne veulent pas apparaître comme “faibles” sur les questions de sécurité nationale devant les électeurs de centre-droite en critiquant trop la CIA.
Qui plus est, l’électorat américain est bien trop préoccupé par la crise économique et la survie au quotidien pour s’exciter sur les assassinats de prétendus « terroristes », même s’ils sont illégaux. Ainsi, l’enquête annoncée par Schakowsky se limitera essentiellement au champ d’investigation prévu par la loi et non à toutes les actions douteuses de la centrale.
Au Sénat, la commission sur le renseignement est présidée par Dianne Feinstein (Californie), une démocrate de centre-droit fort peu critique envers la CIA. Et, sur ses huit membres démocrates, on ne compte que deux progressistes qui ont assez de cran pour lever le voile sur les secrets de l’agence : Russ Feingold du Wisconsin, qui fait souvent cavalier seul au Sénat, et le nouveau sénateur de Rhode Island, Sheldon Whitehouse, élu pour la première fois l’année dernière, et qui n’a pas encore gagné en influence. Le staff de la commission Feinstein (qui n’arrive pas à la hauteur de celui de l’ancienne commission Church) mène actuellement, lui aussi, une enquête sur la CIA mais celle-ci se limite aux méthodes d’interrogatoire illégales (comprendre la torture). Le rapport sur l’enquête n’est pas attendu avant la fin de l’année. D’ici là, la controverse de l’été autour de la CIA sera enterrée, la durée d’attention du public américain étant très courte.
Le Congrès a soutenu Bush sur les opérations secrètes en Iran
Aussi récemment que le 7 juillet dernier, Seymour Hersh a publié dans le New Yorker un long article où il raconte comment l’administration Bush a exploité l’enchevêtrement de règlementations techniques, qui concernent tantôt les opérations du Département de Défense, tantôt celles des agences de renseignement (ou les deux à la fois), pour contourner le devoir d’informer le Congrès sur la poursuite de « cibles de haute valeur » en Iran par des covert actions (opérations secrètes). Le Congrès enquêtera-t-il sur ces ruses ? Rien n’est moins sûr car, à la fin de l’année dernière, les congressmen, y compris une large majorité des démocrates, ont voté 400 millions de dollars demandés par George W. Bush pour accroître ces mêmes opérations secrètes en Iran.
Quant à Obama, lorsqu’on lui demande ce qu’il compte faire pour enquêter sur les crimes de l’administration Bush (y compris ceux de la CIA), il se borne à répondre mollement qu’« il faut se concentrer sur comment agir correctement à l’avenir plutôt que de regarder les erreurs du passé ». Une attitude que le journaliste d’investigation du Los Angeles Times, Doyle McManus, dans une chronique acide du 19 juillet, a qualifié de « passive ».
La Maison-Blanche défavorable aux poursuites contre des officiers de la CIA
Il a aussi rapporté qu’« en privé l’équipe de la Maison Blanche grimace à l’idée de poursuivre en justice des officiers de la CIA à cause de la tempête qui pourrait s’ensuivre ». D’autant plus que les nouveaux sondages, comme celui du Washington Post du 20 juillet sur Obama, montrent que la popularité de sa politique économique et même de son projet d’assurance santé est en chute libre. Mais aussi que sa popularité personnelle a dégringolé de six points en un mois. Obama a l’habitude de fuir les controverses comme la peste.
Si le président, toujours obsédé par son désir de triompher en 2012 en s’attirant des électeurs républicains, ne veut pas nager dans les eaux sales du monde des espions et de leurs crimes et qu’il le répète publiquement, cela revient à saper davantage la volonté des démocrates du Congrès de faire la lumière sur les crimes de la CIA. On peut donc parier que leurs auteurs et commanditaires, incluant Dick Cheney, vont bel et bien échapper à la justice.