Témoignage sous X. Une pratique à la limite de la pornographie judiciaire. Dans le procès dit de Villiers-le-Bel (lire encadré en fin d’article), les témoins anonymes ont eu la part belle. Leur « utilisation » a fait couler beaucoup d’encre et nombreuses sont les voix qui se sont élevées pour dénoncer ce qui s’apparente à une grave dérive. Pour une audience à forte connotation politique.
Novembre 2007. La ville du Val-d’Oise rejoue la Commune. Heurts avec les forces de l’ordre après qu’une voiture de flic a renversé deux jeunes. Deux morts. Dans les banlieues du XXIe siècle, les barricades du XIXe deviennent des émeutes. Dans la nuit du 25 au 26, quand Villiers-le-Bel s’enflamme, la police se fait tirer dessus. Humiliée.
"Priorité absolue"
Trouver les coupables permettra de sanctionner les sauvageons. Il revient donc au tribunal de Pontoise de laver l’honneur de la maison Poulaga et de redonner sa fierté à l’Intérieur, pilier du régime Sarkozy. Les loustics sur le banc des accusés, franchement basanés, doivent être condamnés. « Mettez les moyens que vous voulez, (…) ça ne peut pas rester impuni, c’est une priorité absolue », lance Nicolas Sarkozy aux policiers, peu après les événements.
Quitte à servir les témoins sur un plateau et à les mettre dans les meilleures dispositions. Par exemple en distribuant, après les émeutes, des tracts appelant à la délation ou promettant une récompense sonnante et trébuchante pour les bavards. Saine et aveugle justice dans la patrie des droits de l’homme.
Déposition sous escorte
Las, les velléitaires qui ont répondu à l’appel du drapeau ont été dupés. on a retrouvé l’un d’eux. Franchement frustré. Il a été un témoin capital lors du procès des émeutiers de Villiers-le- Bel. Le 30 juin, Christopher Bénard a parlé à visage découvert. Une déposition spontanée, après deux reculades, et sous bonne escorte. Spontanée ?
En 2008, Christopher Bénard purge une peine de prison pour avoir renversé une jeune fille à vélo. Morte sur le coup. Il n’a que 19 ans. Il vit une très mauvaise passe. Trois mois plus tôt, Christopher avait dû décrocher son père, retrouvé pendu chez lui. Un jour de mars 2008, tandis qu’il croupit dans les geôles de la cour d’appel de Versailles, Bénard entend deux hommes palabrer sur les tirs de Villiers-le- Bel. Il raconte : « Un a dit : “Je dirai que j’étais à la mosquée, ça passera comme une lettre à la poste”, et l’autre : “J’ai tiré, mais ils ne pourront pas le prouver, on va sortir bientôt”. » Accablant pour deux des accusés, Adama Kamara et Maka Kante – dit « Mara » –, que Christopher identifiera lors des audiences.
En prison, Bénard est victime de racket, mais l’administration pénitentiaire reste sourde à ses demandes de transfert. Seule solution, dès lors, contacter le procureur de la République par écrit pour lui faire part de ses révélations à propos de l’enquête sur les jeunes qui ont tiré sur la police. Avec le fol espoir de voir sa situation s’améliorer, le prisonnier déverse une première fois ce qu’il redira à la barre de Pontoise.
Des conseillers à l’écoute
Ensemble, tout devient possible. Sorti de cabane, le futur repenti est reçu à l’Élysée, en septembre 2008, par deux hauts fonctionnaires. Pas de simples valets. Rien de moins qu’un des conseillers justice de Nicolas Sarkozy et l’un des membres de cabinet de la ministre de l’Intérieur de l’époque, Michèle Alliot- Marie.
Les deux commis écoutent sa complainte. Bénard accepte de témoigner au procès, mais veut qu’on le paie, qu’on lui assure une protection policière et qu’on lui arrange ses problèmes avec la justice. Si possible obtenir le plus tôt possible une audience de jugement pour son homicide involontaire. « L’un des deux s’est chargé de me donner une date de procès rapide, ça m’a encouragé. » En revanche, pour l’argent, les deux grands serviteurs de l’État se chamaillent. L’un est hostile à toute forme de rémunération malgré les promesses policières, l’autre lui assure un dédommagement. Aujourd’hui, l’Élysée dément qu’il y ait eu pareil rendez-vous, au risque de décrédibiliser un témoin pourtant essentiel du procès.
"Je regrette"
Et qu’elles semblent loin, les promesses des deux hauts fonctionnaires du Château ! « Je n’ai rien eu de ce qu’on m’avait promis : je n’ai pas reçu de récompense, je n’ai aucune protection et je vis caché, décrivait-il à au début de l’été. Je suis en route pour l’étranger. Je n’ai pas le choix. »
Le jeune homme de 22 ans, fragilisé par la vie, a le net sentiment d’avoir été manipulé par le pouvoir politique en général, policier en particulier. « Je regrette d’avoir dénoncé ce que j’ai su en prison, l’implication de deux personnes dans les tirs. J’étais totalement affaibli, j’ai vécu plusieurs épisodes douloureux à la suite, j’étais agressé en prison, je suis sous anxiolytiques depuis la mort de mon père. Je ne voyais aucune solution pour m’en sortir. »
Pourquoi, alors, avoir témoigné ? « J’étais trop impliqué pour reculer, on a fait en sorte que les suspects me voient ! J’ai même été confronté à eux dans le cabinet du juge alors qu’on ne m’avait pas prévenu ! »
Menacé, contraint de se terrer quelque part en France, Christopher Bénard rumine. « J’en suis à plus de 10 000 euros de frais depuis que je dors de ville en ville, je multiplie les crises d’angoisse. Je ne sais plus quoi faire. Je ne peux plus rester en France. » Pour finir par sortir du silence le 16 septembre. "C’était un arrangement entre nous", a-t-il confié à BFM TV. Mais que fait la police ?