Le 2 juillet dernier, alerté par son frère, on vous racontait la triste histoire d’Aïcha Mokhtari, une Marocaine de Oujda âgée de 62 ans, atteinte d’une forme assez rare de cancer des os (ostéosarcome du fémur qui ne peut être soigné qu’en Europe) et qui attendait depuis seize mois le feu vert des autorités françaises pour se faire soigner à l’hôpital Gustave Roussy de Villejuif.
Le 15 août dernier, Aïcha est décédée dans l’indifférence générale des responsables français et marocains. Les premiers n’ont donné aucune suite aux multiples interventions de ses proches et sont restés de marbre devant les nombreux articles de la presse marocaine. Quant aux seconds, cette femme issue d’un milieu modeste ne représentait rien à leurs yeux. Ni membre de la famille royale, ni proche de celle-ci, ni courtisane, ni opposante susceptible d’être récupérée, elle a laissé de glace ce pouvoir si prompt en d’autres circonstances à jouer les grands seigneurs… Inutile de rappeler que s’il avait bougé le petit doigt, nos bons diplomates auraient aussitôt accordé l’indispensable visa !
« L’ignominie » de la France et du Maroc
Cette triste histoire provoque cependant quelques remous au Maroc. Dans une « lettre ouverte à l’ambassadeur de la République française au Maroc », publiée le 20 août par l’hebdomadaire indépendant Al Jarida al Oulai, Khalid Jamaï, chroniqueur célèbre et l’un des esprits les plus libres du Royaume, dénonce avec force le comportement de notre pays. Sous le titre « L’ignominie », Jamaï rappelle d’abord que le refus du consulat de Fès fut motivé par une erreur due à une homonymie malencontreuse. « L’erreur était flagrante, écrit-il, mais rien ne put venir à bout de l’arrogance, du mépris et de la suffisance des autorités françaises ».
Aïcha et ses proches ont ensuite frappé à toutes les portes : Fadéla Amara, Brice Hortefeux et même le président Sarkozy. En vain. « Tous, poursuit Jamaï, avancèrent de simples et insignifiantes arguties, mais nulle enquête sérieuse ne fut entreprise ». Le 17 juin 2008, son frère Abdelaziz se voit éconduit par le chef du cabinet du Président français qui lui écrit : « Je dois vous indiquer qu’il ne m’est pas possible de répondre à votre attente dès lors que les services compétents, auxquels la présidence de la République ne peut se substituer, se sont déjà prononcés ».
Publication de la lettre ouverte de Khalid Jamaï à l’ambassade de France au Maroc
Pour Khalid Jamaï, « la mort de cette femme relève, à bien des égards, de la non assistance à personne en danger, car vous saviez, monsieur l’ambassadeur, et vos services aussi, que Aïcha se mourrait, se consumait. Ce refus inhumain fut une condamnation à mort qui ne devait connaître son terme fatal qu’après une agonie de plusieurs mois. « Face à celle-ci, votre attitude ne changea pas d’un iota, drapés que vous étiez dans vos certitudes.
« Croyez-vous, sincèrement, monsieur l’ambassadeur, que dans l’état où elle se trouvait, elle constituait un quelconque danger pour la sécurité de votre pays ou qu’elle cherchait à s’y installer ? « Comment expliquer cette attitude condamnable à tous égards, sinon par le mépris, à tous les échelons, de votre administration pour la vie d’une « indigène » dont la mort n’intéresse et ne troublera personne et qui ne pourra faire la une de vos journaux télévisés. « Ayez la conscience tranquille, monsieur l’ambassadeur, il ne s’agit que d’une dénommée Aïcha Mokhtari qui, pour nos gouvernants, n’était qu’une « Bouzabelle (qui fouille les poubelles) », une « khorotovski (une bouseuse ) » Elle n’était pas de la famille de cet ancien conseiller du roi qui a fauché une policière, impunément. Elle n’était pas la tante du Roi qui a tailladé, en public, le visage d’une avocate, en toute impunité. Elle n’était pas l’enfant de ce gouverneur, qui, ivre mort, pendant le mois de ramadan, a causé un accident mortel et qui a été relaxé car jugé « déséquilibré ». Elle n’était pas une autre tante du souverain dont le mari a tiré sur un policier qui voulait accomplir son devoir. « Déséquilibré » lui aussi… Elle n’était qu’une Marocaine lambda !
Je suis heureux, monsieur l’ambassadeur, que l’on n’ait pas à vous demander un permis d’inhumer, car je suis certain que vos subordonnés auraient trouvé qu’il manquait quelques pièces. Si vous avez agi avec tant de désinvolture, c’est parce que vous y avez été encouragé par l’inaction des responsables et des gouvernants marocains, par leur laxisme, par leur mépris pour leurs compatriotes. Aïcha n’était qu’un sujet parmi des millions d’autres, mais pas une citoyenne. La citoyenneté implique en effet des devoirs pour l’Etat et le rend comptable de ses actes.
« Nous aurions aimés, monsieur l’ambassadeur, qu’avant de quitter le plus « beau pays du monde », vous vous expliquiez, vous et les responsables marocains, devant une commission d’enquête de ce qui semble être un crime de non assistance à personne en danger….. « De cette tragique affaire, monsieur l’ambassadeur, je ne retiendrai, comme la plupart de mes compatriotes, qu’une triste certitude : c’est que votre gouvernement ne pratique que la règle des deux poids et deux mesures. La Fontaine reste tristement d’actualité : Suivant que vous soyez puissant ou misérable, les juges de la Cour vous rendront blanc ou noir…
Les réactions à la lettre de Jamaï ont été nombreuses notamment sur le site en langue arabe Hespress. Le gouvernement de Sarkozy et sa politique à l’égard de l’immigration clandestine aux multiples effets pervers sont vivement critiqués. Mais les autorités marocaines et leur absence de compassion pour les petites gens sont aussi pris à partie par de nombreux internautes qui déplorent le manque de solidarité entre Marocains. Enfin, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) devait publier lundi soir un communiqué très sévère aussi bien à l’égard de Paris que du pouvoir marocain.
Un beau gâchis, monsieur l’ambassadeur !